Trois points c'est tout

La Laïcité n’est pas une opinion, c’est la liberté d’en avoir une

À la manière des "Lettres persanes"

Le Monde. 25.05.10

     Comment peut-on être français ? C'est un grand sujet de curiosité, pour un mahométan, que les mÅ“urs et coutumes de ce pays. Ne crois pas cependant que j'en comprenne tous les ressorts : depuis que je suis arrivé à Paris, je n'ai eu que le temps de m'en étonner. Je songeai d'abord que la France était la fille aînée de l'Église, tant son roi aime à célébrer le manteau de clochers qui en recouvre les plaines et collines. Je me pris ensuite à penser que ce peuple répudiait toute religion, tant il s'inquiète des minarets qui pourraient un jour défigurer ses paysages laïques.

Un vieillard philosophe m'éclaira bientôt. "Notre loi interdit seulement de mêler l'Église à l'État, et l'État à l'Église." J'applaudis la sagesse de ce peuple. "Dans votre pays, les fêtes religieuses sont donc privées, et non publiques comme chez nous ?

- C'est selon. Nous respectons le calendrier chrétien, par tradition, mais notre État ignore les fêtes juives ou mahométanes, par laïcité."

Comme nous passions devant un édifice orné  de croix, je l'interrogeai encore : "Cette école est pourtant chrétienne, et non laïque ?

Les deux à la fois. Elle est tenue par des Pères, mais c'est l'État qui la finance. Notre roi a d'ailleurs proclamé la supériorité du prêtre sur le maître d'école. Prêter allégeance au pape est pour nous le signe d'une laïcité positive." Sache que, malgré l'usure du temps, ce monarque reste un grand magicien ; il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets. Il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient.

Ma confusion était à son comble : "Qu'est-ce donc que votre laïcité ?" L'homme m'expliqua ce beau principe : "Nous sommes libres de moquer la religion : on peut rire de tout. Les caricatures de votre prophète publiées dans nos gazettes l'ont bien montré : nous nous montrons plus libres que vous.

- Vos lois ne connaissent donc pas le blasphème ?

- Des jeunes gens ont bien été condamnés pour avoir profané  la grande église que vous voyez, en y mariant deux femmes ; c'est que leur parodie manquait de respect à  notre sainte religion."

J'admirai pourtant la liberté du peuple français : "Pour vous, il n'est rien de sacré ? - Rien, sinon le drapeau et l'hymne du pays, le roi, ses ministres et ses préfets, soit la nation et l'État. Tout est permis, poursuivit le vieil homme, à condition de respecter les vérités historiques établies par le législateur. Aussi ne faut-il pas trop critiquer le passé de ce peuple ni son présent. Liberté n'est point licence."

"Pourtant, dis-je alors, vos femmes ont perdu toute retenue ; elles se présentent devant les hommes à visage découvert, et l'usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu." Mon philosophe soupira : "C'est une grande question, parmi les hommes, de savoir s'il est plus désirable d'ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser. Pour notre part, nous ne goûtons rien tant que la liberté des femmes.

- Vos épouses et vos filles sont donc libres de ne point porter de voile ?

- C'est tout le contraire : notre liberté  leur interdit de se voiler le visage.

- Comment, votre police pourra-t-elle pénétrer jusque dans le sérail ?

- N'ayez crainte. Ces femmes seront enfin libres de rester enfermées. Le voile partiel des filles était déjà  interdit à l'école : c'est qu'il s'agit d'un signe religieux. Le voile intégral des femmes pourra désormais être interdit dans tous les lieux publics : c'est qu'il n'a rien de religieux." "Ainsi, dis-je, nos femmes sont libres de sortir si elles revêtent le voile ; les vôtres, pour sortir, sont libres de l'ôter." Tu vois que j'ai pris le goût de ce pays-ci, où l'on aime à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en paradoxe.

"Ne vous méprenez pas, répondit mon docte professeur, nul ne demandera aux nonnes de ce pays de se montrer en cheveux ! Nous nous inquiétons moins de nos femmes que des vôtres. L'une d'entre elles demanda naguère à devenir française, comme l'étaient déjà son époux et ses enfants. Dans leur sagesse, nos juges refusèrent : c'est qu'un voile la couvrait tout entière."

"Pour être libre dans la patrie de l'égalité  des sexes, ne fallait-il pourtant pas qu'elle devînt l'égale en droit de son époux ?

- Détrompez-vous : l'égalité de droit n'entraîne pas l'égalité  de fait. Les femmes sont libres d'égaler les hommes, mais seulement si elles le peuvent. Nous attachons trop de prix à nos principes pour nous embarrasser de la réalité. Il en va ainsi de l'inégale pauvreté entre les sexes : nous ne nous soucions guère d'y songer, même au moment de débattre des pensions accordées à nos aînés.

"En France, continuai-je, les femmes sont bien libres de se marier ?

- Oui, à condition d'épouser un homme.

- Les hommes sont libres d'en faire autant ?

- Oui, à condition d'épouser une femme.

- Ont-ils la liberté d'en épouser plusieurs ?

- Non pas ! Ce serait contrevenir à l'égalité  entre les sexes, qui, depuis toujours, ou peu s'en faut, a tant de charme pour nous. Pour s'être vanté de multiplier les femmes, un homme qui avait acquis la qualité de français est aujourd'hui menacé d'en être privé.

- Vos maris n'ont-ils qu'une épouse, ou bien faut-il être français de naissance pour en compter plusieurs ?

- La polygamie est interdite à tous."

"A moins d'être également pratiqué  par les deux époux, l'adultère est donc pareillement réprimé  ?

- Vous n'y pensez pas ! Ce serait contrevenir à la liberté, qui, depuis toujours, ou presque, nous est si chère !

- Il en va donc pour vous de la polygamie comme du voile : vous tolérez ce qui se cache, il suffit de n'en point tirer gloire.

- Pour arborer plus d'une épouse, reconnut mon philosophe, il est vrai qu'il faut être un grand monarque, ou du moins un grand cuisinier.

- N'est-ce point confondre la vertu avec l'hypocrisie, lui dis-je, pour finir, et réserver l'honnêteté au privilège ?"

A mesure que je découvre ce peuple, il m'apparaît moins étranger. Je vois partout ici le mahométisme, quoique je n'y trouve point Mahomet. Il faut professer la liberté, l'égalité et la laïcité pour être français ; et il faut être français pour s'en dispenser impunément.

Éric Fassin, sociologue, École normale supérieure.



30/05/2010
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